La règle de la passe en avant a sans doute été l’une des plus controversées de la dernière décennie. Polarisé autour de deux interprétations contradictoires, le débat avait semble-t-il été tranché par la réécriture du règlement en 2017. À ce titre, le refus de l’essai inscrit par Maxime Médard dimanche soir a fait bondir tous les amoureux du jeu et les connaisseurs de la règle.
Revenons brièvement sur la genèse du litige. La multiplication des ralentis ainsi que les outils techniques (la fameuse « palette » de Canal+) ont conduit, dans les années 2000, à ce que l’arbitrage des passes en avant se fasse de façon précise, microscopique. L’observable qui naît alors semble alors tout indiqué, il s’agit de la trajectoire du ballon par rapport au terrain, c’est-à-dire : si le ballon est réceptionné devant l’endroit où il est lancé, il faut siffler. Simple, et non interprétable.
Or, cette conception de la passe en avant ne correspond ni au règlement, ni à l’analyse qui peut être faite spontanément par un arbitre sur le terrain. Et pour cause : lorsqu’un joueur qui court lâche le ballon, il lui transfère sa vitesse. Ainsi, bien que lancé vers l’arrière par rapport au joueur, le ballon peut avancer par rapport au terrain. Il s’agit du principe d’inertie (ou plutôt de vitesse relative), qui est au programme de physique en classe de seconde. Par conséquent, l’observable que nous avons énoncé plus tôt est invalidé, et l’analyse de la passe doit se faire de façon macroscopique, en percevant le positionnement et les trajectoires des joueurs, la gestuelle du passeur ; c’est-à-dire le transfert du ballon dans sa globalité.
Cette façon d’arbitrer n’est ni barbare, ni nouvelle. Au contraire, elle est essentielle : bon nombre de passes réalisées par des joueurs qui courent sont en réalité en avant par rapport au terrain. Le rugby de mouvement nécessite une telle appréciation du règlement. C’est d’ailleurs cette appréciation qui est retenue, consciemment ou non, sur tous les terrains de rugby depuis des années. En fait, tout un chacun est capable de juger visuellement, de ressentir, si le lancer du ballon est effectué vers l’avant ou non — avec plus ou moins de justesse, certes, mais c’est le propre de l’arbitrage d’inclure une part de sensibilité, forcément subjective.
C’est ainsi qu’en 2013 (quelques mois après le refus de l’essai de Yannick Jauzion contre Toulon en demi-finale du Top 14), des consignes ont été communiquées aux arbitres afin de privilégier cette seconde interprétation (l’idée de « mouvement des mains » a été introduite à cette occasion), et qu’en 2017, la définition de la passe en avant a elle-même été clarifiée :
« Il y a passe en avant quand un joueur lance ou passe le ballon en avant, c.-à-d. si le mouvement des bras du joueur qui passe le ballon se fait vers l’avant. »
Cette clarification du règlement est certes mal formulée, mais elle apparaît limpide dès lors que l’on connaît l’historique de la controverse. Il ne fait plus aucun doute, depuis 2017, qu’un en-avant de passe ne doit pas être jugé en fonction de l’avancée du ballon par rapport au terrain, mais bel et bien en fonction de la gestuelle du passeur.
Et pourtant…
Force est de constater que quelque chose continue de coincer. Lors de la dernière coupe du monde, Wayne Barnes ou encore Jérôme Garcès, qui comptaient parmi les meilleurs arbitres du monde, se sont permis de refuser des essais pour des passes en avant peu évidentes, appuyant ces décisions par des justifications douteuses. Enfin, depuis plusieurs mois, on entend les arbitres de Top 14 faire référence aux lignes tracées sur le terrain pour déterminer si les passes doivent être sifflées ou non. Devant notre incompréhension dimanche soir, un arbitre de Pro D2 a éclairé notre lanterne en nous indiquant les directives données aux arbitres du secteur professionnel :
Les mains viennent en second observable dans la prise de décision. Si la passe est clairement en avant, même si les mains vont derrière, c’est mêlée. S’il y a un doute, on regarde les mains.
Préoccupées par leur volonté d’objectiver les critères de prise de décision, de n’arbitrer que le microscopique, les instances ont commandé aux arbitres une interprétation contraire à l’esprit de la règle. Tandis que le législateur souhaitait un arbitrage d’ensemble de l’action de passe, les directeurs techniques ont rendu l’affaire encore plus complexe qu’elle ne l’était avant, et ont demandé à ce que l’on se focalise uniquement sur la trajectoire du ballon, puis en cas de doute, sur l’orientation des mains du joueur qui fait la passe. Cette situation nous semble être d’une absurdité totale, car elle nie ce qui fait l’essence de la nouvelle règlementation.
En réalité, cela fait maintenant plusieurs saisons que l’on constate (et que l’on déplore) cette tendance à réduire la marge de manœuvre arbitrale, à refuser la part d’interprétation inhérente à la fonction. Toutes les situations de jeu doivent désormais pouvoir se soumettre à une analyse clinique, dans le détail, en fonction d’observables bien définis. Ce faisant, les instances ont acté (peut-être sans le vouloir) la chose suivante : il n’est plus possible de faire des passes une fois le premier rideau défensif franchi. C’est pour cette raison que l’essai de Maxime Médard, dont la validité ne faisait aucun doute à vitesse réelle, a été refusé. Et ce malgré la qualité du geste technique de Cheslin Kolbe, dernier passeur, qui est parvenu à lancer le ballon derrière lui en tombant.
C’est du fait de ce genre de dérive que l’on appelle de nos vœux une restriction du protocole d’appel à la vidéo. Les directeurs de jeu doivent être les hommes en vert sur le terrain, qui font l’expérience des situations, et qui portent sur le jeu le même regard humain que les joueurs, les entraîneurs, et les spectateurs. Parce que le rugby arbitré au ralenti et à la super-loupe, ça n’est plus vraiment du rugby.