L’essai de pénalité ou l’arbitrage au conditionnel

La faute commise par Anthony Bouthier à la 10e minute du dernier match entre la France et l’Irlande nous a poussés à nous interroger sur la fonction de l’essai de pénalité. Petite réflexion, à quatre mains, sur le rôle de cette sanction dont il n’existe aucun véritable équivalent dans d’autres sports.

Exposons brièvement le cas de jeu. Suite à un jeu au pied rasant du n°10 vert en direction du poteau de coin, le n°11 vert et le n°15 bleu sont à la lutte pour le ballon dans les airs. Alors que le n°11 tente d’attraper le ballon après se l’être ramené dans la course, le n°15 saute et volleye délibérément le ballon en touche.

Avant de poursuivre l’analyse, statuons plusieurs choses. D’abord, le fait de projeter volontairement le ballon à la main en dehors des limites du terrain est sanctionnable d’une pénalité (règle 9-7-b). Ensuite, s’il est vrai que le n°11 vert ramène le ballon vers l’avant et que ce ballon est ensuite touché par un adversaire (ce qui constitue théoriquement un en-avant), l’infraction qui prend le dessus est la faute d’antijeu qui provoque ledit en-avant.

Pour le reste, ce cas d’espèce n’est ni plus ni moins qu’une situation de un contre un, favorable à l’attaquant puisque celui-ci est dans l’avancée, et à proximité immédiate de la ligne de but — ce que l’on qualifie généralement d’occasion d’essai. La règle 8-3 décrit comme suit les conditions d’attribution d’un essai de pénalité par l’arbitre :

Un essai de pénalité est accordé entre les poteaux de but si l’équipe adverse commet un jeu déloyal qui empêche un essai qui aurait probablement été marqué, ou marqué dans une position plus avantageuse. Le joueur qui a commis cette infraction doit être averti et temporairement ou définitivement exclu.

Ce qui nous turlupine en l’occurrence, c’est que le n°15 n’est pas réellement battu. C’est même l’inverse : son vis-à-vis se fait lober par le ballon, et il se retrouve alors en meilleure position pour en gagner la possession. Comment faut-il donc interpréter le règlement ? Faut-il en conclure que l’essai n’aurait probablement pas été marqué — puisque le défenseur aurait pu intervenir autrement ? Ou l’avantage doit-il être laissé à l’attaque dès lors que la faute annihile l’occasion d’essai ?

Après avoir introduit la réflexion à l’aide de ce cas de jeu, c’est à cette question, parmi d’autres, que nous allons maintenant tenter de répondre.

L’essai de pénalité comme sanction reine

Peu de sports collectifs peuvent se targuer d’inclure dans leur arsenal punitif une sanction similaire à l’essai de pénalité. En réalité, seuls le hockey sur glace (sous la forme du « but automatique »), et dans une moindre mesure le basket-ball (dans le cas du goaltending), intègrent une telle disposition dans leur règlement — à ceci près que dans le second exemple, la validation du panier virtuellement inscrit ne s’accompagne d’aucune exclusion du joueur fautif. On retrouve également un reflet de cette sanction dans le règlement du football américain ; toutefois les arbitres de ce sport n’y ont coutumièrement pas recours.

Du reste, cette option n’existe ni au football, ni au handball. Et en 2010, un manque s’est fait cruellement ressentir — nombreux sont ceux qui se souviennent de cette intervention de Luis Suárez, au bout de la prolongation en quart de finale de Coupe du Monde contre le Ghana, repoussant à la main le ballon qui s’apprêtait à entrer dans le but vide. Résultat : carton rouge pour le fautif, et pénalty… manqué. Au bout de la séance de tirs aux buts, c’est finalement l’Uruguay qui s’est qualifié pour la demi-finale.

Il est fondamental pour tout sport de disposer d’un attirail législatif permettant aux arbitres de réprimer durement l’antijeu, c’est-à-dire le fait d’enfreindre délibérément les règles du jeu pour interrompre un temps faible ou annihiler une situation de marque. Dès lors qu’il est plus rentable pour un joueur de se mettre à la faute que d’accepter que son équipe concède des points, le sportif œconomicus va s’engouffrer dans cette brèche. Demandez à notre avant-centre sud-américain ce qu’il en pense.

En autorisant l’arbitre à produire une analyse sur le plan de la virtualité (comme c’est déjà un peu le cas avec la règle de l’avantage), l’essai de pénalité permet la concrétisation de ces actions illégalement avortées. Il conduit l’arbitre, garant du respect de l’esprit du jeu, à marquer lui-même l’essai à la place de l’équipe lésée, terminant ainsi le mouvement offensif. Son importance est capitale.

L’atout de la double peine

L’on pourrait se dire que, justice ayant été rendue, il est bien inutile d’enfoncer l’équipe fautive en expulsant par surcroît le joueur qui s’est rendu coupable d’antijeu. Après tout, si aucun acte dangereux n’a été commis, et que l’essai a finalement été marqué, quel est le préjudice subi par l’équipe utilisatrice qui justifierait que la sanction soit alourdie ?

Ce qui est omis dans ce calcul, c’est le coût du risque : celui de la défaillance arbitrale.
Si le dernier défenseur, que l’on suppose toujours rationnel, estime que l’essai ne peut plus être légalement empêché, alors il a tout intérêt à se mettre à la faute. Dans le pire des cas, c’est l’arbitre qui ira sous les poteaux inscrire les points à la place du joueur adverse. Dans le meilleur, l’arbitre ne le voit pas, ou commet une erreur d’appréciation, et l’antijeu lui aura été profitable. Autrement dit, ce n’est ni plus ni moins qu’un calcul de probabilités, par lequel le défenseur compare ses chances d’encaisser un essai et celles de se faire prendre.

Le carton jaune a pour fonction de punir cette prise de risque. Afin de rester dans la logique utilitariste que nous avons mise en exergue, nous postulons qu’il constitue un moyen de rééquilibrer la balance des probabilités — en jouant un rôle dissuasif. L’exclusion temporaire sanctionne cette tentative malintentionnée de tromper le directeur de jeu ; elle facture le déplacement de l’arbitre jusqu’à l’en-but, et l’usure de son sifflet.

En pratique, sur le terrain, comment tout cela doit-il s’articuler ?

Une analyse multifactorielle

La faute de l’arrière français amène à un questionnement naturel quant à l’interprétation et l’application de la règle. L’arbitre de rugby dispose d’un large éventail de sanctions lui permettant d’échelonner celles-ci au maximum, et de systématiquement trancher au plus juste. Seulement, déterminer la sanction la plus juste revêt à certaines occasions une complexité très importante, proportionnelle à la quantité de facteurs pouvant influer sur la décision. Pour l’essai de pénalité, on retiendra l’intentionnalité, la zone où la faute est commise, la présence de soutiens offensifs et défensifs, et l’action de jeu provoquant la faute (dynamisme, collective ou individuelle, potentiel de l’action).

Tous ces critères ne sont pas systématiquement pris en compte en même temps, ils représentent autant d’aides à la décision en fonction de leur pertinence ; on retiendra néanmoins que le choix ne peut se présenter que pour une faute commise en zone de marque, sur une action à haut potentiel d’essai marqué. On n’accordera pas d’essai de pénalité sur un maul initié à soixante mètres de la ligne adverse et stoppé illégalement avant la ligne des vingt-deux mètres, même par le biais d’une faute grossière, délibérée, et malgré le dynamisme de l’avancée ; la réflexion devient largement plus à propos à cinq mètres de l’en-but.

La difficulté principale pour ces décisions — pourtant parmi les plus marquantes, et donc les plus importantes, d’une rencontre — réside dans l’évaluation du potentiel, aidée par des faits, par des observations, mais basculant de la réaction à l’interprétation pure, non plus en accompagnant ce qui s’est passé, mais en extrapolant ce qui se serait produit. De juriste, l’arbitre devient analyste financier : le juriste évalue le dommage, le qualifie, l’analyste financier en mesure les conséquences. Ces deux compétences conduisent à la décision.

Une fermeté appelée par la défense

Une clé de cette décision vient de l’attitude du défenseur fautif. Dans le cadre d’une faute d’antijeu, et conformément à l’esprit de l’essai de pénalité en tant que sanction, il nous semble que le bénéfice du doute ne doive pas profiter au coupable ; et ainsi que ce doute doive être véritablement sérieux pour dispenser d’une course vers les poteaux. La perception de l’arbitre demeure alors capitale pour générer la bonne décision : il convient d’être capable de s’interroger sur la motivation du joueur, et, peut-être, d’apporter de la nuance ou du questionnement lorsque les actions sont défendues loyalement, du moins dans l’intentionnalité.

Anthony Bouthier, par son action de propulsion de la balle en-dehors du terrain, en zone de marque, a commis une faute relevant d’un jeu déloyal caractérisé. Son adversaire irlandais est probablement en train de commettre un en-avant ; seulement, le choix défensif de Bouthier annule un essai possible, sous la pression du potentiel de l’action. L’urgence de ce risque d’essai l’amène à réaliser un choix le conduisant à être fautif, délibérément, en connaissant la règle et la sachant sans ambiguïté.

Il s’agit bien là d’une nouvelle occurrence de cette prise de risque que nous évoquions précédemment, et dont l’issue nous semble suivre le même processus que pour la double peine, pour conduire à l’attribution de l’essai de pénalité. Le choix de l’antijeu pour préserver son camp, le choix de la déloyauté face à la qualité adverse, ne peut pas mener à un compromis, à une transaction. Il nous semble en conséquence que la notion d’action déloyale prend le pas sur la réelle potentialité de l’essai, dès lors que celle-ci a atteint un niveau minimum, qui nous paraît atteint, par exemple, sur l’action de l’arrière français.

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6 Commentaires

  1. Bonjour,
    D’abord, félicitations pour la haute qualité du site.
    Est-ce que 15 bleu n’aurait pas plutôt dû plaquer 11 vert *sans ballon*, après que 11 vert a volleyé le ballon vers l’avant ? Il me semble possible de plaquer sans ballon : par exemple si mon adversaire tente de botter, et que je le plaque au moment où il a déjà lâché le ballon et s’apprête à le frapper, mon adversaire commet un en-avant.
    La règle n’est d’aucune aide : « For a tackle to occur, the ball-carrier is held and brought to ground by one or more opponents.  » (https://laws.worldrugby.org/?law=14). 11 vert ne peut pas être qualifié de « ball-carrier »…

    1. Salut,
      Merci pour ce sympathique commentaire !
      Le 15 bleu avait le droit de plaquer le 11 vert car ce dernier était bel et bien porteur du ballon en vertu de la définition : « un joueur qui a le contrôle du ballon ou tente de le contrôler ». 😉

  2. Olivier MESTRE · · Réponse

    Bonjour, merci pour ces éléments, intéressants comme d’habitude. Après, en ce qui concerne  » l’attitude du joueur fautif  » je n’interpréterais pas le geste de Bouthier come un geste sciemment déloyal. C’est plus un mauvais réflexe en fait – et d’ailleurs sa réaction immédiate ensuite semble le confirmer.

    1. Bonjour Olivier. Et merci à toi pour ton commentaire !
      Je suis d’accord avec ce que tu écris, néanmoins sa réaction confirme de fait qu’il connaît le règlement. Et même si le geste semblait effectivement être un réflexe, il n’en reste pas moins que c’est la panique (« l’urgence de ce risque d’essai ») qui l’a poussé à agir sans réfléchir et donc à potentiellement enfreindre le règlement. Le résultat est le même !

  3. en résumé, essai de pénalité ou non ?

    1. Sur l’action de Bouthier ?
      Pour nous oui, c’est le propos des deux derniers paragraphes. En fait, on voulait surtout mettre l’emphase sur la réflexion autour de cette règle. 😉

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